Tout instrument
porte en lui l'esprit dans lequel il a été créé.
Werner Heisenberg
PETIT HISTORIQUE POUR AVOIR DES LUMIÈRES SUR LES GRANDES ÉTAPES
AVERTISSEMENT AU LECTEUR : Notre propos est limité à dire que sont apparues des idées théoriques (quelques unes), des idées architecturales et surtout des réalisations marquantes. On trouvera successivement
Le lecteur trouvera :
Ne gardons pas trop d'illusions en suivant Charles Seignobos qui écrivait il y a 100 ans [SEI01] : «L'histoire est dans la situation d'un physicien qui ne connaîtrait les faits que par le compte rendu d'un garçon de laboratoire ignorant et peut être menteur.»
Le paragraphe 1.13 contient une pure chronologie.
1.1 L'HISTOIRE TRÈS ANCIENNE OU les ancêtres lointains.
On ne connaît pas les premières activités de calcul qui remontent à la préhistoire. Les curieux se reporteront à «Histoire universelle des chiffres» déjà cité, de Georges Ifrah [IFR94]. Ils y trouveront une présentation passionnante de tout ce que l'on sait sur les chiffres, les nombres, les systèmes de numération et la façon de calculer de la plupart des civilisations, y compris la notre.
La notation des nombres a probablement commencé par des encoches sur des morceaux de bois.
Les «machines à calculer» ont pour ancêtres lointains la manipulation de cailloux (en latin calculus) ou de jetons sur des tables que l'on nomme abaques, le quipu, cordelette à nœuds amérindienne, ou encore le boulier oriental daté d'environ 500 av. J.-C. Le boulier, toujours en usage, est pratique, rapide pour qui a de la dextérité, les retenues des opérations y sont reportées à la main.
Le calcul a besoin de règles et ces règles relèvent de la logique. Elle a pour origine les réflexions des dialecticiens grecs de l'école de Mégare. La logique a été fondée par Aristote (384-322 av. J.-C.) sous le nom d'analyse. Il recense les prédicats (ce que l'on dit d'une chose) qu'il nomme catégories et en donne une liste très connue.
Note : Les dix catégories d'Aristote ou classes générales dans lesquelles, on peut ranger les idées universelles que l'on peut affirmer au sujet d’une proposition sont :
- la substance ou essence;
Qu’est-ce ? Quid sit
- la quantité; de
quelle grandeur ? Quantus sit
- la qualité; ayant
quelle qualité ? Qualis sit
- la relation; relatif à
quoi ? Ad quid sit
- le lieu; où ? Ubi
- le temps ou situation;
quand ? Quando
- la position ou manière
d'être; dans quelle situation ? Quo situ sit
- la possession; de quelle
façon ? Quo habitu sit
- l’action; que fait-il ?
Quid agat
- la passion ou action de
subir; que subit-il ? Quid patiatur
On consultera utilement [BLA84].
On peut rapprocher cette liste
du fameux QQOQCP (Qui, Quoi, Où, Quand, Comment, Pourquoi ? ) du
rhéteur Quintilien, que l'on trouve dans les pages roses du Petit
Larousse. Combien d'élèves de «dusiness schools»
croient que cela a été inventé par les théoriciens
du «management» anglo-saxon!
On peut aussi s'interroger
sur la distinction utile entre la première catégorie, celle
de la substance secondaire et les neuf autres qui peuvent être vues
comme des sortes de coordonnées qui fournissent l’espace des prédicats
exigés
par la réponse à
la première «qu’est-ce que c’est ?». [HAC00]
Aristote établit ensuite le raisonnement par syllogisme et des éléments de logique modale. Les premiers mots de son traité nommé Topiques, sont : «Le présent traité se propose de trouver une méthode qui nous rende capables de raisonner déductivement» (traduction de Jacques Brunschwig). Mais la logique est devenue bien autre chose que le cadre du raisonnement.
En matière de calcul, les romains nous ont légué une notation des chiffres et des nombres bien malcommode et l'abaque à calcul. L'abaque est une planche dans laquelle sont gravées des rainures. On y place des cailloux ou des jetons dont le nombre représente le chiffre voulu. Gerbert d'Aurillac (vers 938-1003) qui fut le pape de l'an mille sous le nom de Sylvestre II, avait étudié en Espagne et en avait rapporté les chiffres d'origine indienne que nous utilisons toujours. Leur nouveauté était de noter chaque chiffre de 1 à 9 par un seul signe, ce qui est beaucoup plus simple que les chiffres romains. Il y manque encore le zéro de position. En ces temps, l'abaque est le seul outil aidant au calcul par la manipulation de jetons, si l'on excepte l'art de compter sur les doigts. [IFR94]
Le zéro de position, indien lui aussi, apparaît en occident dans les années 1100. Sa diffusion est lente car il n'est pas nécessaire à l'abaque où il suffit de laisser vide la colonne qui le contiendrait.
En logique, Raymond Llull ou Lulle (1235-1316), philosophe, théologien et mystique catalan présente dans l'ouvrage Ars Magna une méthode pour découvrir et démontrer toute vérité, métaphysique, scientifique ou religieuse. C'est une des origines de la logique formelle en Occident. Dans l'Ars Brevis, il tente de représenter les catégories d'Aristote dans une machine de vérité où, par un jeu complexe de schémas, de symboles et de couleurs, on peut représenter une multitude d'agencements entre les éléments du savoir. Il écrit : «Le sujet de cet Art, est de répondre à toutes les questions, en supposant que soit connu ce qu'indique le nom». À ce titre il serait un bon candidat au titre de patron de l'intelligence artificielle. Ces représentations aujourd'hui considérées comme naïves ont été fortement décriées plus tard, mais longtemps plus tard.
La scolastique est l'enseignement philosophique et théologique propre à ce que l'on a nommé plus tard, avec beaucoup trop de dédain, le Moyen-Âge. La scolastique fait un grand usage de la logique aux fins de prouver mais les auteurs de cette époque ne lui apportent pas de modification.
La Renaissance commence au XIVe siècle. La situation y est très contrastée.
En réaction contre la scolastique, les hommes de la Renaissance sont plus que réservés à l'égard de la logique. Ils lui opposent l'art de la parole [KOY73]. «Les beaux parleurs de la Renaissance comme Érasme ont tout bonnement tué la logique» [BOC90]. Ils renouvellent les sophistes opposés à Socrate tels que Platon les a décrits dans le Protagoras. Ils s'opposent à la logique comme Cicéron l'a fait en son temps et comme Heidegger le fera plus tard.
En matière de calcul, l'hésitation persiste entre le calcul avec l'abaque et le calcul écrit avec les chiffres. Montaigne écrit qu'il ne sait calculer «ni à get ni à plume», entendez ni avec les jetons de l'abaque (les gets, ce que l'on «gette») ni par l'écriture.
Contrairement à une opinion répandue et trop souvent écrite, l'inspiration de la Renaissance n'est pas scientifique. L'honnête homme est artiste, érudit, lettré ou orateur. Il honnit le scolaste qui avait la tête pleine de la logique et de ses formules. Il tient pour la rhétorique qui persuade, opposée à la logique qui prouve. Pierre de la Ramée dit Ramus est adversaire de l'aristotélisme, sa logique n'est pas pour démontrer mais pour persuader. Dans les matières de l'esprit, la renaissance s'achève à la fin du XVIe siècle sur le sentiment général du doute. Dès 1530, Agrippa d'Aubigné proclame «l'incertitude et la vanité des sciences». Montaigne conclut : «l'homme ne sait rien car l'homme n'est rien» [KOY84]. Ces temps sont comparables, mutatis mutandis, à ceux qui ont suivi Aristote, ceux des épicuriens et des stoïciens (annexe asi0012).
La préoccupation scientifique ne devient générale qu'au XVIIe siècle avec Descartes dans les années 1620-1630. Encore observe-t-on que Descartes, comme ses prédécesseurs, ne veut pas utiliser quelque formalisme logique que ce soit. Il raisonne en termes de relations et non en termes d'extensions [BLA84]. La logique formelle est alors en période d'éclipse.
La cryptographie dont on parle
beaucoup aujourd'hui est elle aussi ancienne. Le code dit de César,
consistait à remplacer les lettres par leurs numéros. Plus
intéressant est un code binaire du début des années
1600. Il fut créé par Francis Bacon (1561-1626) et utilisé
par la cour d'Angleterre pour les messages confidentiels. Ce code utilisait
deux symboles a et b, c'est pourquoi il est binaire. Chaque lettre de l'alphabet
qui avait alors 24 lettres était représentée par 5
symboles.
La table de correspondance,
reprise de la revue Pour la Science est :
A | B | C | D | E | F | G | H> |
aaaaa | aaaab | aaaba | aaabb | aabaa | aabab | aabba | aabbb |
I | K | L | M | N | O | P | Q |
abaaa | abaab | ababa | ababb | abbaa | abbab | abbba | abbbb |
R | S | T | U | W | X | Y | Z |
baaaa | baaab | baaba | baabb | babaa | babab | babba | babbb |
Le cryptage d'un texte était fait en deux temps. Dans le premier temps, chaque lettre était transformée en la suite de a et b qui lui correspond, sans tenir compte des blancs entre les mots. Ensuite venait la phase de présentation faite au moyen d'une phrase écrite avec deux alphabets, l'un d'eux légèrement plus gras que l'autre. Convenons pour la présentation que l'alphabet gras représente les a et que l'alphabet maigre représente les b. La présentation consiste à écrire une phrase pratiquement quelconque pourvu que sa longueur corresponde au besoin en utilisant judicieusement les deux alphabets comme suit.
Soit à écrire :
honni (de honni soit qui mal y pense)
h | o | n | n | i |
aabbb | abbab | abbaa | abbaa | abaaa |
Convenant que l'espace n'a pas de signification, on écrira par exemple : Il deviendra un serpent noir
Les premières nouveautés en matière de calcul datent du début du XVIIe siècle.
John Néper (1550-1617) (Napier dans les documents en langue anglaise) invente les logarithmes; certains sont nommés népériens en son honneur. La multiplication peut alors être faite par une addition et la division par une soustraction. Il fait imprimer le point séparateur des décimales.
La première règle à calcul utilisant la propriété des logarithmes de Néper est due à William Oughtred en 1622.
En 1623, pendant la guerre de Trente ans, Wilhelm Schickard (1592-1635), professeur à l'université de Heidelberg, horloger, astronome et mathématicien, dessine une machine pour faire des additions et des soustractions automatiques. Il pense utiliser des roues dentées d'horlogerie et nomme son œuvre horloge à calcul. Elle est composée de 6 cylindres népériens, de réglettes coulissantes et de 6 disques opérateurs. Elle fait les reports de retenues pour les additions et les soustractions. Les multiplications et les divisions ne sont qu'en partie automatiques. On en a conservé la description complète qu'il a faite dans une lettre à Képler. Il est douteux qu'il en ait achevé la construction et son matériel est détruit dans un incendie en 1624. Quelques exemplaires ont été construits dans les années 60 à partir de la description conservée.
La machine
d'arithmétique fait des effets qui approchent plus de la pensée
que tout ce que font les animaux
mais elle
ne fait rien qui puisse faire dire qu'elle a de la volonté comme
les animaux.
Blaise Pascal
Indépendamment de W. Schickard,
Blaise Pascal (1623-1662) dessine et construit en 1642-1644 une machine
à calculer pour aider son père Étienne Pascal dans
ses activités à la Ferme Générale. Elle sera
nommée Pascaline.
Un exemplaire de 1652 de la Pascaline figuré ci-contre est conservé au Musée national des techniques du CNAM à Paris. Elle fait les additions et les soustractions. Les opérations sont bien sûr faites dans la numération à base 10. Le mécanisme consiste en des roues dentées. Les retenues sont réalisés par un engrenage. Dès que la roue des unités a tourné de 10 crans, la roue des dizaines tourne d'un cran. La machine convertit les unes dans les autres les monnaies de l'époque, livres, sols et deniers. | ![]() |
En 1666, Sir Samuel Morland fabrique une machine à additionner. Ses contemporains disent qu'elle est très jolie mais pas très utile. Il fabrique une machine à multiplier en 1673.
La logique revient à la mode en France et en Europe par un traité anonyme paru en 1662 sous le titre «La logique ou l'art de penser», connu sous le nom de «logique de Port Royal». Il est dû à Antoine Arnault et Pierre Nicole. Il aura deux siècles de succès avec plus de soixante-dix éditions et sera en usage dans toute l'Europe. Cette logique est toute pratique sans formalisation, Aristote est bien oublié. On y lit que les catégories sont «une chose en soy très peu utile», «toute artificielle», et que son étude ne servira qu'à «accoutumer les hommes à se payer des mots et à s'imaginer qu'ils sçavent toutes choses, lorsqu'ils n'en connoissent que des mots arbitraires» in «Logique de Port-Royal (I, i, 3)» . À la même époque Descartes n'attache une vérité qu'au contenu d'une assertion. Pour lui, la forme ne porte aucune vérité, seul un contenu clair et distinct peut être vrai ou faux, l'intuition mathématique et l'évidence intuitive sont seules valides [KOY73].
Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) publie en 1686 «Generales inquisitiones de analysi notionum et veritatum». La numération binaire y apparaît. Il établit que l'arithmétique est une algèbre. Il présente sa création, la «caractéristique universelle», capable selon lui, de démontrer toute proposition. Il avait passé quatre années à Paris à l'académie des sciences nouvellement créée. Il avait travaillé avec Denis Papin sur la force motrice de la vapeur et connu la Pascaline qu'il va améliorer.
En 1673, Leibniz invente une machine capable de réaliser les quatre opérations arithmétiques de manière automatique. Les multiplications sont réalisées par une suite d'additions. | ![]() |
L'apport le plus original de
Leibniz pour ce qui nous concerne, réside dans une idée nouvelle.
À l'opposé de Descartes, il estime que la matière
d'une assertion, c'est-à-dire son contenu ne peut pas être
un critère de vérité car ce contenu n'est pas précis
alors que la forme de l'assertion est permanente, partageable et fiable.
Cette formalisation de la logique sera reprise par Georges Boole au XIXe
siècle et sera nommée logique symbolique ou logistique. Philosophe,
auteur des monades et scientifique de génie, Leibniz fait de nombreuses
découvertes et inventions. Il crée le calcul différentiel
que Newton lui a contesté avec mauvaise foi. Pour ce qui nous concerne,
il a formulé les propriétés principales de l'addition
et de la multiplication logiques, de la négation, du zéro,
de l'identité et de l'inclusion. Pendant près de deux cents
ans ces connaissances resteront de pure forme. Une léthargie de
près de deux siècles suit la percée originale de ce
grand esprit. Il est en quelque sorte découvert à la fin
du XIXe siècle et au début du XXe.
Jusqu'au premier quart du XIXe
siècle, plusieurs machines à calculer sont inventées
par Muller et Mahon notamment.
La première à avoir un succès commercial date de 1820. Son auteur est Charles Xavier Thomas de Colmar, elle est connue sous le nom d'arithmomètre. Elle utilise des roues dentées. Cette machine n'avait au début que 3 chiffres opérandes et 6 totalisateurs), sa capacité sera portée à 30 chiffres. Environ 1500 sont fabriquées entre 1823 et 1878. Des licences de fabrication sont vendues à l'étranger. | ![]() |
La notion de programme, c'est-à-dire d'enregistrement préalable d'une suite d'opérations, est née pour la musique avec les orgues de Barbarie, les pianos mécaniques et les boites à musique. Elle a été portée plus tard, non sans drames, vers les activités productives.
En 1728, le mécanicien Falcon construit une commande pour métier à tisser, à l'aide d'une planchette en bois, munie de trous. Cette idée sera utilisée également pour les orgues et les pianos mécaniques.
À la fin du siècle, Basile Bouchon améliore le système, en utilisant des bandes perforées. La bande est percée, l'aiguille passe; il n'est pas percé, elle ne passe pas. C'est le premier système à perforations d'ou proviendront les cartes et bandes perforées informatiques encore en usage dans les années 1970.
En 1805, Joseph-Marie Jacquard (1752-1834) perfectionne ce système en utilisant des cartons. Le métier est commandé par une série de cartons en boucle continue. Ils contiennent les instructions du motif à tisser, répétées plusieurs fois sur une même longueur de tissu. On change le motif à tisser en changeant la série de cartons. Jacquard est le premier à utiliser le mot programme. De nombreux tisserands de Lyon sentent leur travail menacé et se révoltent pour détruire les métiers de Jacquard, c'est la «révolte de canuts» en 1831. Ce système inspirera C. Babbage.
En 1820, Hans Christian Oersted (1777-1851), danois, découvre par hasard l'électromagnétisme en observant l'effet calorifique d'un courant électrique dans un fil. Il voit qu'une boussole voisine en est influencée. Il découvre que le sens du courant dans un fil détermine l'orientation de l'aiguille de la boussole. Les enregistrements magnétiques en proviennent.
La même année, François Arago (1786-1853) aimante une tige de fer de façon permanente et réversible, dans un sens ou dans l'autre. Les mémoires à tores en proviennent.
Samuel Finley Morse (1791-1872), américain, d'abord peintre assez renommé, invente le télégraphe électrique en 1832 et peu après l'alphabet qui portera son nom. Pour la petite histoire, la dernière transmission maritime en morse a eu lieu au début de 1999. Depuis les innombrables techniques de numération des anciens, c'est la deuxième tentative de codage adaptée à une expression qui n'est ni écrite ni orale, après le codage de position des bras du télégraphe de Chappe. Chaque caractère est représenté par une succession de traits et de points, bien adaptés au passage du courant électrique. C'est une représentation binaire qui offre trois grands avantages:
Au début du XIXe siècle, les deux techniques dont la réunion produira les premiers ordinateurs, existent :
Conservatoire national des arts et métiers
Architectures des systèmes informatiques
CHAPITRE 1
Origine et évolutions des architectures
Année 2002-2003