Conservatoire national des arts et métiers
Architectures des systèmes informatiques
CHAPITRE 1
Origine et évolutions des architectures
Année 2002-2003

Suite N°8...

Combien d'industries étouffées, combien d'inventions perdues par les entraves dans lesquelles nous avons enchaîné les
talents !
    Anonyme du XVIIIème siècle,
    cité par René Trégouët, sénateur de la République.

NOTE SUR L'ENSEIGNEMENT ET LA RECHERCHE EN INFORMATIQUE EN FRANCE

Le lecteur a pu faire deux observations au fil de la lecture des § précédents.

La première observation est que les réflexions les plus importantes ont jailli des universités anglo-saxonnes, aussi bien aux États-Unis qu'en Grande-Bretagne : Stanford, Princeton, Moore School de l'université de Pennsylvanie, Cambridge, Manchester, etc. Les premières réalisations y ont été menées jusqu'à ce que l'industrie prenne le relais.

Les temps du début étaient ceux où l'effort de guerre était ou venait d'être considérable et dans deux pays qui n'étaient pas occupés. Cette activité productrice s'est poursuivie sans discontinuer aux États-Unis et en Grande-Bretagne dans la fin des années 1940, pendant les années 1950 et au-delà.

En France, les pesanteurs administratives existaient déjà.

Les universités auraient pu être des acteurs en ce domaine, mais elles étaient étroitement tenues en tutelle par leur ministère et n'ont eu aucun financement sur ce sujet.

Le CNET (Centre national d'études des télécommunications) créé en 1944, n'est pas intervenu dans ce domaine alors que l'exemple avait été donné par Bell en 1938.

Le CNRS avait un laboratoire, l'Institut Blaise Pascal, autre nom de l'Institut de calcul mécanique, et les moyens de mener une politique. Dès 1945 et jusqu'en 1957, le CNRS soutient le projet de Louis Couffignal, inspecteur général de l'instruction publique, alors directeur de l'institut. Cette machine dite machine de Couffignal, avait été conçue dans les années 1930 et correspondait bien à cette époque. Après la guerre, son auteur y apporte des modifications de détail et remplace les relais électromagnétiques par les tubes à vides. Il ne change pas son principe qui reste celui d'un calculateur à programme externe. Son auteur a un quasi monopole sur le sujet. L'industrialisation de cette machine est envisagée par la société Logabax qui dépose son bilan pour d'autres raisons. Le prétexte pour continuer était tout trouvé : si la machine n'existe pas, c'est la faute de Logabax. Les travaux furent consciencieusement menés dans leur impasse jusqu'en 1957.

L'état d'esprit qui règne en 1953 apparaît dans un numéro spécial de la revue Cybernétique [CYB53]. Louis Couffignal y défend vivement le calcul analogique et tente de montrer que la théorie de Shannon sur les transmissions ne s'applique pas au télégraphe. Louis de Broglie y donne des vues pénétrantes sur l'information, l'entropie et la cybernétique, mais il écrit aussi : «L'art des constructeurs des machines à calculer a atteint aujourd'hui un haut niveau de perfection et ne cesse de progresser. Les unes sont restées des machines arithmétiques et, bien qu'utilisant de nombreux procédés nouveaux comme l'emploi de la numération binaire, elles font figure de descendantes directes de l'ancêtre du XVIIème siècle. D'autres, au contraire, dites machines analogiques, appartiennent à un type vraiment nouveau.»Deux industriels conçoivent et construisent. La SEA (société d'électronique appliquée) commence en 1952 avec un marché de l'armement qui aboutit à CUBA, calculatrice universelle binaire de l'armement livrée en 1955. Elle poursuit avec les CAB  pour calculatrices automatiques de bureau : CAB 2022 en 1954, CAB 2000 en 1955, CAB 3030 en 1958, CAB 500 en 1960, et CAB 1500 en 1966. La Compagnie des machines Bull fabrique les machines Gamma 3, Gamma ET et Gamma 60. La CAE (Compagnie d'automatisme et d'électricité) commence en 1963 la fabrication des CAE 510 et CAE 530, sous licence de Ramo Woolridge, particulièrement destinées aux applications scientifiques en temps réel, notamment celles des réacteurs nucléaires. À partir de 1965 les licences seront de Scientific Data System (SDS).
Tous les ordinateurs français sont venus de l'industrie
aucun n'est venu de la recherche publique.

La deuxième observation est que les travaux anglo-saxons ont le plus souvent été menés soit dans des structures universitaires de type 'Electrical engineering', c'est-à-dire l'équivalent des Électricité-Électronique-Automatismes français d'aujourd'hui, soit en association avec elles. Quand Alan Turing définit le ACE au National Physical Laboratory de Teddington, la direction du laboratoire donne le travail de construction au département de physique plutôt qu'au département de mathématiques qui est celui de Turing.

Dans le tout début, les années 45 et suivantes, le calcul automatique était en France la chasse gardée des mécaniciens, ne disait-on pas calcul mécanique? La catastrophe apparaissant enfin au grand jour en 1957, le CNRS continue néanmoins jusqu'en 1966, à abriter ses 'informaticiens' dans la section de mécanique. Pierre-Eric Mounier-Kuhn alors au CNAM, déclarait pendant le Colloque sur l'histoire du CNRS les 23 et 24 octobre 1989 :

«Certes, le machine de Couffignal était une impasse technologique, mais je ne crois pas qu'il faille refuser ce type d'erreur. Je rappelle qu'en Angleterre au même moment, douze équipes préparaient autant de machines à calculer digitales. Sur douze projets, seuls trois ont abouti à la construction d'ordinateurs qui ont eu une descendance. Il me semble que le problème, c'est que le CNRS et à travers lui la France, a parié sur un seul projet, celui de Couffignal, en le créditant de l'aura officielle de notre institution prestigieuse et centralisée, alors que ce projet Couffignal, œuvre individuelle relevait du pur bricolage intellectuel réalisée par une société industrielle, sur la seule recommandation de Couffignal. Ce qui montre les limites de l'approche par contacts personnels entre le CNRS et l'industrie, telles qu'elles étaient pratiquées à l'époque.

À propos de ce que dit Dominique Pestre (autre intervenant dans le même colloque) sur l'influence des mécaniciens, il est clair qu'au départ l'informatique au CNRS était très liée à la mécanique pour la bonne raison que toutes deux étaient des sciences mathématiques qui se sont ensuite progressivement transformées en sciences pour l'ingénieur. Les mécaniciens au CNRS ont largement soutenu le développement de l'informatique et l'ont abrité dans ce qui était la section III du Comité national, jusqu'en 1966.»

Le CNRS se désintéresse progressivement des ordinateurs dans les années 1960 et les mécaniciens disparaissent du secteur. L'université a très peu d'activité en électronique. Les astronomes et les mathématiciens prennent le pouvoir dans les universités, même si les services d'informatique proviennentt du groupe de Louis Néel (physique du solide) à Grenoble et de l'électrotechnique à Toulouse.

La différence par rapport à d'autres pays est l'absence quasi totale d'électroniciens dans l'informatique. Cette différence a perduré dans les années 1960 à 1980 et son influence porte encore effet même si elle est atténuée. Elle s'est manifestée par la tutelle permanente, des groupes, départements, UER, UFR de mathématiques dans chaque université et dans les sections nationales des comités nationaux successifs sur le calcul automatique nommé plus tard informatique.

Dans les années 1965 à 1970, il y avait en France quatre groupes universitaires importants en informatique :

Le plus court et le plus efficace moyen, jusque dans les années 1980 pour devenir docteur en informatique était de se comporter en mathématicien et de démontrer un théorème.Ces années ont été les premières du Plan-Calcul (cf. annexe asi0010) et de son organe de direction gouvernemental, la délégation à l'informatique, souvent contrée par la DIELI direction des industries électriques et électroniques du ministère de l'industrie.

Le Plan-Calcul ne s'appuie ni sur les universités ni sur le CNRS. Il crée un organisme de recherche ad'hoc, l'IRIA (puis INRIA), institut de recherche en informatique et en automatique pendant que le CNRS crée un laboratoires d'automatique, le LAAS (Laboratoire d'automatique et des applications spatiales) à Toulouse. Seules concessions à l'université, son premier directeur est Michel Laudet déjà cité avec un très éminent mathématicien André Lichnerowicz à la présidence du conseil scientifique. Après un intermède, Jacques-Louis Lions, mathématicien renommé lui aussi prendra la direction d'abord du laboratoire d'informatique puis de l'INRIA.

Les deux exceptions notables à ces pratiques sont à Grenoble et à Toulouse.
Le laboratoire d'Automatique de Grenoble, dirigé par René Perret définit à la fin des années soixante un ordinateur industriel à partir duquel la Télémécanique entreprendra la définition et la fabrication des machines SOLAR. Ce laboratoire n'avait pas ou très peu de relations avec de la structure informatique de Grenoble dont le nom : Institut de mathématiques appliquées de Grenoble (IMAG) ne prêtait pas à confusion.
À l'université de Toulouse la CAT (calculatrice automatique de Toulouse) avait été conçue aussi par M. Beaufils, elle ne fut pas achevée et n'a pas eu de descendance à notre connaissance.

Le CNAM s'est comporté avec du retard mais de façon atypique dans les années 1960 et 1970. Il a recruté ses deux premiers professeurs dans l'industrie. Le premier Paul Namian, ingénieur, ancien de l'équipe des CAB de la SEA devient chargé de cours en 1964, puis professeur titulaire en 1968. Clin d'œil de l'histoire, son ancien directeur, François-Henri Raymond devient son collègue en 1974. Et pourtant, malgré les efforts de Paul Namian, le CNAM a maintenu jusqu'au début des années 90 un département unique 'Mathématiques-Informatique' où les mathématiciens étaient majoritaires et qui n'avait pratiquement aucune relation avec l'électronique et l'automatique. Les enseignements d'électronique dans les filières d'informatique, imposés par Paul Namian, ont progressivement disparu à l'occasion de chaque réforme. Le seul enseignement fait par le département d'informatique à l'usage du secteur secondaire, enseignement d'informatique industrielle B, a été suspendu en octobre 1998 à Paris et supprimé ensuite. Aujourd'hui l'informatique est seule, la pluridisciplinarité dans les filières d'informatique a totalement disparu mais, paresse ou habitude aidant, les forums d'orientation où sont accueillis les futurs élèves réunissent toujours mathématiques et informatique face à face ou côte à côte.

Dans les mêmes années, les structures universitaires nationales sous des noms changés fréquemment comme comité national des universités, traitaient les affaires universitaires et donc le recrutement et ensuite les promotions dans des sections. La seizième avait trois sous sections : mathématiques pures en premier, mathématiques appliquées en second et informatique en troisième. Un moment, dans les premières années 80, une sous section Informatique industrielle fut créée mais dans la section de l'automatique.

Il y a peu encore, quand le Conseil national des universités se constituait en groupe de disciplines, il réunissait les sections de mathématiques et d'informatique. Dans ces structures étatiques et dans les ministères, il ne suffit pas d'avoir du temps pour apprendre et l'expérience est comptée pour rien.

On apprendra, peut-être avec étonnement, que le premier professeur d'université en informatique à n'être pas issu d'un autre secteur scientifique fut Louis Bolliet, nommé dans les années 70.

Regardons brièvement vers l'avenir.

En avril 1997, Edward A. Lee et David G. Messerschmitt, tous deux de l'université de Berkeley, publient un livre blanc relatif à l'Electrical Computer Engineering, intitulé : «The changing needs of an electrical and computer engineering education». (http://www.eecs.berkeley.edu/~eal/curriculum/whitepaper.html)

Ce document propose des inflexions par rapport aux pratiques antérieures. Il contient en introduction :

«Nous définissons l'ingénierie informatique dans le sens de l'usage commun de ce terme, disant qu'il inclut le matériel (processeur, commutateurs de réseaux, périphériques, etc.) et le logiciel correspondant (compilateurs, système d'exploitation, logiciel de réseau, etc.). Quelque part entre l'électricité et l'ordinateur, se trouvent le traitement du signal, les communications, la commande, la définition des matériels spécifiques à des applications, et le vaste champ des systèmes hétérogènes incluant matériel, logiciel, canaux physiques, etc.»

L'attention du lecteur est attirée sur la différence de sens entre engineering et ingénierie. Le premier est bien l'activité de l'ingénieur, conception incluse, alors que le second exclut cette conception de solutions pour ne retenir souvent que les assemblages.

Les auteurs plaident pour un curriculum d'études EECS, constitué de :

1. Electronics (E)
2. Electronic Information Systems (EIS)
3. Computer Science (CS)

Le lecteur qui trouverait un document français dans lequel des propos analogues seraient tenus, est vivement invité à m'en faire part.

Une perspective plus large que celle de l'enseignement de la seule informatique est développée dans l'annexe 19.
 

Questionnaire

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